https://www.academie-stanislas.org/wp-content/uploads/2023/02/ferenc_toth.pdf |
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Ferenc Toth |
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Un milieu culturel centre-européen en Lorraine: l’Académie du
roi Stanislas à Nancy et les nobles hongrois à l’époque des
Lumières |
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L’Académie
de Stanislas de Nancy est l’une des académies les plus prestigieuses de
France, possédant un passé riche et multiculturel et qui, bénéficiant de
l’apport de diverses influences, a constitué en même temps un pôle
intellectuel européen depuis sa création au juste milieu du siècle des
Lumières (1750). Durant mes recherches doctorales et ultérieures, j’ai
beaucoup travaillé sur l’immigration hongroise en France au XVIIIe siècle, et
j’ai constaté une concentration signifiante de Hongrois dans les provinces
limitrophes de l’Empire (Alsace et Lorraine), qui bénéficiait également
du soutien de l’ancien roi de Pologne, Stanislas Leszczynski, depuis 1737
grand-duc de Lorraine, bienfaiteur et fondateur de plusieurs
institutions dont la célèbre Académie. Le gouvernement de Stanislas
représentait une époque de réformes particulièrement riche pour la
Lorraine. Plusieurs établissements d’inspiration éclairée furent fondés.
Parmi ceux-ci, la bibliothèque fondée en 1750 à Nancy, devenue plus tard
une académie célèbre de grande influence sous le nom de Société royale
des Sciences et Belles-Lettres de Nancy (aujourd’hui l’Académie de
Stanislas) attira un grand nombre d’intellectuels à cette époque.1
L’influence de cette Académie était sûrement considérable sur les nobles
hongrois attachés au service du roi Stanislas. Ayant travaillé sur la
production littéraire des différents membres de la communauté
hongroise en France, je me propose d’examiner une éventuelle influence
du rayonnement intellectuel de la cour de Stanislas sur les nobles
hongrois installés à proximité de cette nouvelle institution. Dans cette
étude, je présente les relations personnelles qui existaient entre certains
nobles hongrois et les milieux intellectuels lorrains, avant de montrer
les étapes de la fondation de l’Académie de Stanislas. In fine, je
résume l’activité littéraire de quelques nobles hongrois lettrés liés à
la cour de Stanislas et leurs éventuelles relations avec le réseau
académique. |
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Stanislas Leszczynski et les Hongrois en
Lorraine |
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La Lorraine fut l’une des régions européennes
les plus controversées dans l’histoire. A la fin du XVIIe siècle, elle connut une période de troubles et
d’affaiblissement de la puissance ducale. Le duc Charles V de Lorraine ne fut
pas reconnu par la France qui occupait les duchés à cette époque. Après 1697,
la Lorraine retrouva son indépendance sous le règne du fils du duc Charles V,
Léopold Ier, qui entreprit de restaurer ses États. Afin de signaler
la souveraineté de son règne, il fit construire le château-résidence de
Lunéville et destina son fils aîné, le duc François III de Lorraine, à
une alliance impériale. Le mariage du duc François avec Marie-Thérèse
d’Autriche, considéré comme le « Mariage du siècle » créa une tension
politique en Europe du fait de la position géographique de la Lor-raine.2 Finalement, la
question de la Lorraine fut étroitement liée à celle de la succession de
la Pologne, le véritable enjeu pour la France au cours de la guerre de
Succession de Pologne étant la possession des duchés de Lorraine et de
Bar. En faisant abstraction du corps de secours français envoyé en
Pologne pour le roi Stanislas, beau-père de Louis XV, les opérations
militaires de l‘armée française se limitaient aux fronts occidentaux.
Après la guerre, le roi Stanislas s’installa en Lorraine. Il y fonda une
petite cour dont le comte Ladislas Berchény, son grand écuyer, fut un
des dignitaires les plus importants (Ill. 1).3 Il en résulta l’apparition d’une petite communauté
hongroise dans l’entourage du roi Stanislas. Mais d’où venait cette
amitié envers les Hongrois ? |
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Pour la bonne compréhension des choses, il convient de rappeler
les relations entre Hongrois et Polonais au début du XVIIIe siècle. Cette
période correspondait en Hongrie à la guerre d’indépendance (1703-1711) menée
par le prince François II Râkôczi contre les Habsbourg. Le prince Râkôczi,
conformément à la politique de ses ancêtres, entretenait de bonnes relations
avec la Pologne où il pouvait s’appuyer sur plusieurs familles
aristocratiques, comme les Potocki, les Lubomirski, les Sieniawski ou
les Leszczynski. En 1701, le prince Râkôczi et le comte Nicolas
Berchényi trouvèrent refuge en Pologne où ils se rallièrent aux familles
soutenant l’alliance avec la Suède, en particulier avec Stanislas
Leszczynski, qui fut bientôt élu et couronné roi de Pologne pour
la première fois. Suite à la bataille de Poltava (1709), les fragments
de l’armée de |
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Illustration 1: Le portrait du comte de Berchény dans Le politique vertueux (Nancy, 1762)
de François-Hubert Aubert (Bibliothèques de Nancy). |
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Leszczynski rejoignirent celles de Râkôczi où
ils furent employés comme troupes auxiliaires.4 Après la défaite de la guerre d’indépendance hongroise,
Râkôczi dut quitter son pays. Le prince se réfugia d’abord avec son entourage
dans le sud de la Pologne, puis il décida de s‘installer à Dantzig. Vers la
fin de l‘année 1712, le prince partit pour la France d’où il passa en
Turquie, où il termina sa vie en 1735 dans la ville de Rodosto. De même, ses
officiers et partisans le suivirent dans son émigration en France.
Beaucoup d‘anciens combattants de la guerre d‘indépendance trouvèrent un
emploi au sein de l‘armée royale française où ils furent intégrés dans
les fameux régiments de hussards.5 |
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Lorsque le roi Stanislas s’installa en 1719 à
Wissembourg en Alsace, il habita non loin de Haguenau, le lieu de
stationnement du régiment de hussards du comte Ladislas Berchény levé en
1720. Là, une véritable amitié se noua entre les deux hommes exilés,
dont nous connaissons assez bien les détails grâce à une correspondance
du comte Berchényi qui se trouve actuellement à la
Bibliothèque Nationale Széchényi de Budapest.6 La correspondance des deux personnages commence par une
lettre du roi polonais exilé, datée du 5 août 1722, dans laquelle il
recommande au comte Berchény l’un de ses compatriotes pour servir dans
son nouveau régiment de hussards.7 Ensuite, la correspondance devient plus amicale et plus
intime, car il s’agit non seulement d’échanges de cadeaux, mais aussi
d’informations secrètes. Quelques années plus tard, la politique orientale de
la France favorisa les bonnes relations franco-polonaises, les
émigrés hongrois en devenant également bénéficiaires. En 1725, le
mariage de Louis XV avec la fille du roi Stanislas Leszczynski changea
considérablement la situation du roi exilé.8 Il quitta bientôt Wissembourg et s’installa d’abord à
Strasbourg, ensuite au château de Chambord mis à sa disposition par
Louis XV. L’éloignement des deux personnes ne fit que renforcer leur amitié,
ce dont témoigne leur correspondance de plus en plus affectionnée dans
laquelle les plaisirs de la famille prennent une place importante. En 1725,
Berchény épousa une demoiselle alsacienne et acheta des propriétés
foncières en Brie.9 L’amour et le mariage du comte Berchény furent
applaudis et fêtés par Leszczynski qui salua la dulcinée du comte dans
un style bucolique: « Je salue vostre Bergere ».10 Après la mort du père de Berchény, Stanislas invita
ainsi le comte chez lui afin de soulager ses dépenses: « Soyez sage, ne
mangez pas votre argent à Paris, revenez à Chambord, car je crois que
voilà un séjour qui vous consumera une partie de vos bons ducats. Je vous
attends avec impatience. »11 |
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Stanislas Leszczynski s’informa par l’intermédiaire du comte
Berchény sur les événements politiques en Europe centrale et orientale. Les
agents du comte parcoururent les régions frontalières de l’Empire ottoman
pour recruter des hussards hongrois et disposèrent ainsi d’un réseau de
communication étendu. Par ailleurs, la diplomatie française employait
volontiers des agents issus des émigrations hongroises. Certains furent
chargés de missions particulières, d’autres, sous couvert d’un poste
diplomatique comme celui de consul de France en Crimée, avaient des
missions politiques secrètes concernant la Hongrie. Parmi eux, on relève
des noms de la guerre d‘indépendance hongroise tels que ceux d’Adam
Jâvorka, Adam Mâriâssy, Ladislas Berchény, André Tôth, et d’une manière
indirecte, le secrétaire francophile du prince Râkôczi, Clément Mikes.12 La politique de
la France envers les Malcontents hongrois s’intégrait dans cette ligne
d‘alliance de revers et par conséquent était considérée, surtout au
XVIIIe
siècle, comme une affaire liée à celles de l‘Empire ottoman, base de ce
système d’alliance antihabsbourgeois. De cette manière, la diplomatie
française pouvait éveiller les sentiments de liberté des Hongrois réfugiés en
Turquie lorsqu’elle en avait besoin. Ce moyen fut particulièrement
favorisé par la diplomatie secrète des rois de France, le fameux «
Secret du Roi ». C’était une diplomatie parallèle dont les
objectifs étaient parfois très différents de ceux de la diplomatie
officielle. Durant la période qui nous intéresse, Louis XV concentra
principalement son attention sur la Pologne où le parti francophile était
assez fort. Son candidat français fut le prince de Conti qui était en
correspondance secrète avec les ambassadeurs français à Varsovie,
Constantinople, Stockholm et Saint-Pétersbourg, initiés, bien
entendu, au « Secret du Roi ». L’enjeu de ces intrigues était le
maintien d’un système d‘alliance entre la France, la Turquie, la Pologne, la
Suède et la Prusse afin de séparer l‘Empire des Habsbourg d’avec la Russie.
Un bon nombre d’agents hongrois au service de la France furent initiés
au « Secret du Roi ».13 |
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Dans sa lettre du 17 décembre 1726, Leszczynski fit une allusion
à la mission d’André Tôth dont il transcrivit le nom phonétiquement à la
hongroise: « Je vous felicite l’hereux retour de Totendrasz, et les
Galliens chargé d’or qu’il a aporté vous estes plus heureux que le Roy
d’Espagne... »14
Il s’agit là très probablement d’une mission de recrutement de troupes.
Tôth devint plus tard l’un des meilleurs agents en Europe orientale.
Lors de la seconde élection de Stanislas, comme l’a bien montré le
regretté Gilles Veinstein dans son étude consacrée à ce sujet, Tôth joua
un rôle important dans les négociations en Crimée, préparant ainsi le
succès de Leszczynski.15 Initialement, Tôth arriva en mai 1733 à Constantinople où il
essaya de trouver des recrues parmi les émigrés hongrois de Rodosto.
L‘ambassadeur de France à Constantinople, le marquis de Villeneuve, le retint
d‘autorité et modifia sa mission en l‘envoyant comme son représentant
auprès du khan des Tatars en Crimée.16 Tôth connaissait bien les membres les plus puissants de
l’aristocratie polonaise et joua ainsi un rôle d’intermédiaire entre l’élite
francophile polonaise, la diplomatie française, la Sublime Porte et
leurs vassaux tatars. Il remplit cette fonction avec un tel succès que
son fils, François, fut de son vivant désigné pour lui succéder dans la
diplomatie orientale. Plus tard, François de Tott (1733-1793) contribua
activement aux opérations diplomatiques françaises en faveur de la
Pologne menacée par la politique de Catherine II.17 |
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Finalement, le traité de Vienne régla la
question de la succession de la Pologne d’une manière assez avantageuse pour
les intéressés: Stanislas, battu en Pologne, gagna la Lorraine tandis que
François III, duc de Lorraine, fut compensé par le grand-duché de
Toscane. Stanislas s’installa donc à Nancy et à Lunéville, où il créa
une petite cour qui fut fréquentée aussi par les gentilshommes
hongrois résidant en France. Il nomma le comte Berchény, son ami de
longue date, grand écuyer de sa cour le 21 avril 1738.18 Cette dignité,
hormis la direction du haras de Saaralbe et du personnel des écuries,
avait une importance considérable dans les cérémonies auliques. En
particulier, il devait proclamer le nouveau duc en tirant l’épée de la
souveraineté de son fourreau. Ce fut le grand écuyer également
qui portait les insignes royaux (les « quatre pièces de souveraineté »:
la couronne, le sceptre, la main de justice et l’épée). Lors des entrées
solennelles des duc dans leur capitale, le grand écuyer précédait le duc
en portant l’épée ducale nue.19 |
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Malgré
l’amitié du beau-père de Louis XV, ou peut-être à cause de cela, la carrière
de Ladislas Berchény ne fut pas facile à la cour de Versailles. Comme
il se trouva souvent perdu dans le labyrinthe de la cour, il ne réussit
jamais s’y intégrer complètement et se résigna à passer sa vie en
seigneur hongrois dans le château de Luzancy. Beaucoup de familles
hongroises s’implantèrent dans la vallée de la Marne, en Lorraine et en
Alsace, bénéficiant ainsi de la proximité de la cour de Stanislas
Leszczynski. Les projets politiques des deux émigrations favorisèrent la
coopération entre Hongrois et Polonais. Même vingt ans après son arrivée
en Lorraine, Stanislas Leszczynski ne cessa de fomenter des projets en
Europe centrale. D’après le témoignage d’une lettre de Berchény adressée
au comte d’Argenson, le roi Stanislas rêvait encore en 1756 de la
reconstruction d’une alliance francophile en Europe centrale avec les
Suédois, Polonais et Hongrois.20 Cependant la révolution diplomatique de
1756 bouleversa complètement les projets des émigrés hongrois, l’alliance
franco-autrichienne devenant l’axe principal de la politique extérieure de la
France. |
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Dans cette nouvelle situation, la fraternité hungaro-polonaise
ne cessa point. Les bonnes relations entre le comte Berchény et Stanislas
Leszczynski facilitèrent la carrière des descendants du comte. Notons
ici le mariage de François Nicolas de Berchény, fils du maréchal, qui
fut contracté en 1757 avec Agnès Berthelot de Baye dont le père, le
baron de Baye, était très attaché à l’ancien roi de Pologne. Il
fut maréchal de camps et armées de Lorraine. La demoiselle de Baye
apporta une grosse fortune (une dot de 100 000 livres) à son époux, ce
dont même le duc de Luynes nous laissa un témoignage dans ses mémoires:
« M. de Berchiny, |
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IMPLANTATION GÉOGRAPHIQUE DES IMMIGRÉS |
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HONGROIS SOUS L' ANCIEN REGIME |
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• localités habitées par des immigrés hongroLs |
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régions ou les immigrés hongrois avaient |
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des propriétés foncières |
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Caen |
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Rouen |
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Luuncy |
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PAYS: B,À S |
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AUTRICHIENS |
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Po*t*or» |
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Chalon-»ur-S*Anc |
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C lermont- |
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St-Étienne |
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' V\ SARDAIGNE' |
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Valence |
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Toulouse |
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Montpellier |
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Ndrtxmrn' |
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Toulon |
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Perpignan |
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lieutenant
général, marie son fils avec la fille de M. de Bail, commandant des cadets du
roi de Pologne, duc de Lorraine. Le roi de Pologne donne une place de
chambellan au mari et 4000 livres d‘appointements. Le Roi assure 4000 livres
de douaire. »21 |
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La bienveillance de la reine Marie
Leszczynska, fille de Stanislas, joua un rôle primordial dans l’avancement du
maréchal Berchény et des membres de sa famille. Avant d’être nommé
maréchal de France, Berchény sollicita le concours de la reine pour
recevoir la plaque de grand-croix de l’ordre de Saint-Louis et un
gouvernement militaire. Au moment de la libération d’une place
dans l’ordre au printemps 1753, Berchény remit une supplique à la reine
par l’intermédiaire de son confesseur polonais, le père Radominski, qu’il
avait connu à Lunéville: « Employez votre protection pour me faire
obtenir la grand-croix de Saint-Louis qui vaque. » Au début de l’automne
de la même année, il remercia la reine ainsi: « J’ose espérer la
continuation de ses bontés et de sa protection, mon ambition étant de
vous servir toujours, Madame, et le roi votre père. »22 La reine intervint sans doute en faveur de Berchény
dans le processus de sa nomination de maréchal de France. Elle ne cacha point
sa satisfaction en félicitant le comte peu après l’événement: « Je suis
ravie Mon Cher Marechal de Vous nommer ainsi, je ne Vous demande pour
reconnoissance du Desir que j’en ay Eû, que d‘augmenter s’il se peut,
d’attachement pour mon Papa; mettez moy à ses pieds, Et soyez sûr mon
cher Berchénÿ, que je Vous aime et Estime de tout mon cœur. Dites a La
Marechale ma joie. »23 |
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L’apparition des Hongrois fut donc liée aux
relations cordiales entre le roi Stanislas et Ladislas Berchény. On peut
retrouver autour du château de Lu-sancy les traces des petites communautés
hongroises et polonaises composées des officiers du régiment de hussards
Berchény. Dans les actes de baptêmes des paroisses des environs, on
trouve souvent des parrainages entre Hongrois et Polonais (Tott, Benyo
ou Benyowski, Duksa etc.) ce qui prouve les liens étroits entre eux. Les
recherches récentes d’histoire locale sur le manoir fortifié de
Chamigny, nommé Rougebourse et qui servait de domicile à plusieurs familles
d’officiers hongroises et polonaises, ne font que renforcer
l’existence des liens entre les deux communautés émigrées.24 Toutefois, nous
pouvons repérer d’autres personnages non moins intéressants. Le comte
Valentin Joseph Esterhazy fut également très lié au cercle polonais de
Stanislas. Son père, Antal Esterhazy, résida également en Pologne avant
de rejoindre le prince Râkôczi en Turquie où il termina sa vie. Son fils
fut enrôlé à Rodosto en 1720 pour le régiment Berchény. Plus tard, il
fonda à Strasbourg, en 1735, la troisième unité à majorité hongroise, le
régiment Esterhazy. Après sa mort survenue en 1743, son fils Ladislas
Valentin Esterhazy se rendit avec sa mère et sa sœur à Versailles pour
implorer l’aide de la reine, ce dont il nous laissa des témoignages dans
ses Mémoires: « Le seul secours qu’elle put obtenir fut une petite
pension sur la cassette du roi, trop faible pour subvenir aux frais de
l’éducation de ses enfants. Elle recourut alors à la reine, fille du roi
Stanislas. La reine s’intéresse à un nom qu’elle avait connu en Pologne. Elle
voulut que ma mère nous menât chez elle, ma sœur et moi. Elle fit entrer
ma sœur à Saint-Cyr et me destina une place dans ses pages, quand je
serais d’âge. »25 Plus tard, le jeune Esterhazy fut élevé par le comte Berchény
et bénéficia également du rayonnement de la cour de Stanislas.26 |
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Parmi les Hongrois les plus initiés à la cour
de Lunéville, il convient d’insister sur l’importance de l’intendant Joseph
Jankovich de Jeszenice (1706-1768) dont le père participa très
probablement à la guerre d’indépendance du prince Râkôczi. Le jeune
Jankovich entra vers 1722 au service du comte François-Maximilien
Ossolinski, qui lui confia la surveillance de son domaine de Prusse.
Quand Stanislas Leszczynski revint en France en mai 1736, Jankovich
fut chargé d’acheminer vers la Lorraine, avec des meubles et la cave de
son maître, différents effets du roi et de guider les serviteurs. Dans
la tradition familiale des Jankovich, il fut souvent question du
transfert des « joyaux de la couronne » et de « missions diplomatiques
de la plus haute importance ». En 1759, il épousa la comtesse Anna
Krotunszka qui était une filleule de Leszczynski et protégée du duc
d’Ossolinski.27
Jankovich devint alors contrôleur de la maison du roi. Le couple demeura à
Lunéville et, un an avant la mort de Stanislas Leszczynski,
ils achetèrent la maison du maître-pâtissier de Lunéville.28 Leur fils
Antoine-Stanislas-Nicolas-Pierre-Fourier, né à Lunéville en 1763 et qui eut
le roi Stanislas comme parrain, fit une belle carrière en France. En
1792, il épousa la petite-fille du sculpteur Étienne Falconet, il fut
créé baron héréditaire en 1820, président du collège électoral de
Château-Salins, il fut de 1806 à 1830 conseiller général, en 1815 et sans
interruption de 1820 à 1830 député de la Meurthe. A la fin de sa vie il
laissa une belle collection de correspondance de Stanislas Leszczynski à
la Bibliothèque Nationale Széchényi de Budapest.29 |
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On note dans les sources la présence à la cour de
Stanislas à Lunéville d’un certain comte Antoine Eperjessy, Hongrois
naturalisé polonais qui y séjourna en 1739. Pendant la guerre de
succession de Pologne, en 1733-34, il soutint militairement le parti de
Leszczynski en Pologne, ce qui lui valut le grand respect et l’amitié du
roi. Lors de sa visite à Lunéville, Leszczynski le récompensa richement,
comme en témoigne la Gazette de Hollande: « Il alla d’abord rendre ses
respects au roi, qui le reçut avec de grandes marques de bonté, et Sa
Majesté voulant reconnaître son zèle pour son service lui a
fait plusieurs magnifiques présents, et lui a donné entre autres une
tabatière d’or de grand prix et ornée de son portrait. Le comte est
parti depuis pour retourner en Pologne, entièrement satisfait du bon accueil
qui lui a été fait en cette cour. »30 |
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Parmi les membres de la famille Benyovszky, on
connaît surtout le comte Maurice-Auguste Benyovszky qui naquit en 1745 à
Verbô en Hongrie et qui, après avoir participé à la Confédération de
Bar, fit une carrière pleine d’aventures dans le monde et se distingua
dans la colonisation de Madagascar. Il convient de rappeler que sa famille
s’enracina bien avant en Normandie et plus tard dans la vallée de la Marne,
près du château de Lusancy. Il n’est pas surprenant que,
lorsque Maurice-Auguste Benyowsky, arriva en France en 1772, il y trouva
un très bon accueil auprès de son oncle qui était commandant du château de
Bar-le-Duc.31 |
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Les Pollereczky faisaient partie également des familles émigrées
hungaro-polonaises qui bénéficièrent de l’appui de l’entourage hongrois de
Stanislas Leszczynski. Plusieurs membres de la famille furent nommés
commandant de régiments de hussards et, plus tard, se distinguèrent
durant la guerre d’indépendance américaine.32 |
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La Société royale des sciences et
belles-lettres de Nancy et les Hongrois |
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L’actuelle Académie de Stanislas fut fondée à Nancy le 28
décembre 1750 par Stanislas Leszczynski sous le nom de Société royale des
sciences et belles-lettres de Nancy. Elle fut créée en même temps que la
bibliothèque publique à laquelle elle était étroitement liée. Un des
buts de la Société royale consistait en la sélection des ouvrages de la
bibliothèque. De même, le roi institua deux prix, l’un pour les sciences et
l’autre pour la littérature et les arts, qui seraient distribués à des sujets lorrains.
Le premier noyau académique regroupait le bibliothécaire et
quatre membres à vie qu’on appelait les censeurs des ouvrages. Le
premier bibliothécaire était un ancien secrétaire et homme de confiance
du roi de Pologne, Pierre-Joseph de Solignac, qui s’était attaché à
Stanislas en Pologne et avait partagé les dangers du siège de Dantzig
avec son maître. Il était déjà membre de plusieurs académies dont
l’Académie des inscriptions et belles-lettres de Paris.33 L’idée initiale était de créer une véritable académie à
Nancy. Ce projet était à la fois philosophique, scientifique et politique. La
Lorraine ayant une position géographique centrale, le projet avait des
enjeux géopolitiques européens. C’était un noyau de pôle intellectuel
européen entre Paris et Berlin et entre Rome et Londres. Pour reprendre les
mots de Jacques Vier, il s’agissait d’une « plate-forme stratégique »34 au niveau
géographique ainsi que sur le plan des idées. Ayant des rapports très étroits
avec la Pologne, |
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Archives Départementales de Meuse (ADM, série E dépôt, BB 43
fol. 58. et BB 44 fol. 48.) confirment également qu’à cette période, le comte
Paul de Benyo (sic!), ancien capitaine de régiment de hussards Berchény,
était commandant du château de Bar. |
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32 Voir à ce sujet: Ferenc Toth: Fraternité
dans l’émigration: nobles hongrois et polonais en France au XVIIIe siècle. In:
Jaroslaw Dumanowski, Michel Figeac (éd.): Noblesse française et noblesse
polonaise. Mémoire, identité, culture XVIe - XXe siècles. Bordeaux 2006, pp. 75-87. |
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33 Christian Pfister: Histoire de l’Académie
de Stanislas, in Jean Favier (éd.): Table alphabétique des publications de
l’Académie de Stanislas (1750-1900). Nancy 1902, pp. 2-3. |
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34 Jacques Vier: L’activité d’une académie provinciale au XVIIIe siècle. L’Académie
de Stanislas à 1766. In: Revue d’Histoire littéraire de la France (1926), p.
348. |
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cette institution avait pour vocation de créer un pont entre l’Europe
de l’Ouest et l’Europe centrale et orientale.32 |
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Ce pont existait bel et bien entre la Pologne
et la Lorraine où la cour de Stanislas était véritablement une
plaque-tournante d’intellectuels. L’évêque Joseph André Zaluski (1702-1774)
fut certainement un exemple frappant des personnages qui entretenaient les
relations entre les deux pays. Zaluski était un ecclésiastique, un mécène et
un bibliophile très connu de son temps. Pendant son séjour lorrain
(1737?-1742), il fut grand aumônier de Stanislas Leszczynski et joua
un rôle de médiation important à travers sa correspondance étendue avec
des savants, hommes de lettres et érudits en Europe. Dès 1732, il forma un
projet ambitieux de créer une grande bibliothèque publique, une bibliographie
de la littérature polonaise, et une académie des sciences avec des
projets de publications. Il consacra sa vie, avec son frère André Stanislas
Zaluski, à ce vaste projet (Programma litterarium) et joua un rôle d’intermédiaire intellectuel entre
Nancy et la Pologne.33 Il commença à collectionner les ouvrages pendant son
séjour lorrain et en laissa à son départ une partie au roi de Pologne,
le « Petit fonds Zaluski »,34 qui devint par la suite l’une des bases de la bibliothèque
publique fondée par Stanislas en 1750. En Pologne, il fonda la fameuse
Bibliothèque Zalu-ski (Bibliotheca Zalusciana) à Varsovie, première bibliothèque publique polonaise et
l’une des premières en Europe, et qui devint bientôt la plus
grande bibliothèque polonaise avec une collection prestigieuse de
livres, manuscrits, cartes, estampes etc. Vers la fin des années 1780,
cette bibliothèque abritait environ 400 000 documents.35 |
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Outre les émigrés hongrois, leurs compatriotes voyageurs étaient
aussi les bienvenus dans la cour du roi Stanislas. Le comte Joseph Teleki
passa en mars 1761 un séjour très agréable en Lorraine, où il fut très
bien accueilli par les Ber-chény ainsi que par l’ancien roi de Pologne. Il en
rendit un témoignage intéressant dans son journal où il décrivit non
seulement les monuments intéressants à voir à Nancy et à Lunéville, mais
nous laissa également un témoignage de la vie quotidienne du vieux
Stanislas. Il décrivit celui-ci comme un homme âgé bienveillant et
intelligent. Il fut très intéressé par la cour du roi de Pologne, surtout par
les gardes du corps du roi et les travaux du château de Lunéville où
il passa plusieurs jours. Grâce à la recommandation du vieux Berchény,
Teleki assista à plusieurs reprises aux repas à la table du roi, dont il put
observer le caractère et les habitudes. Il put décrire également le milieu
hongrois des Berchény, qu’il qualifia de patriote hongrois conservant
une langue et une culture hongroises bien vivantes malgré son exil de presque
cinquante ans !36 |
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Les bonnes relations entre Stanislas Leszczynski et Ladislas Berchény
se conservèrent au fur et à mesure de l’avancement de leur âge. Le château de
Berchény à Luzancy, dans la vallée de la Marne, servit souvent d’escale à
Stanislas lorsqu’il se rendait à Versailles. Pratiquement le seul
témoignage conservé de cette époque est une plaque de cuivre buriné posée sur
le mur de l’escalier du château rappelant les visites royales: « En 1765
le 19 du mois de septembre Marie Lec-zinska Reine de France en revenant de
voir son père le Roy de Pologne à Com-mercy se détourna exprès de La Ferté
sous Jouarre pour venir à Lusancy dîner chez le Maréchal de Bercheny
pour qui elle a eu ainsi que pour sa famille des bontés distinguées.
Stanislas Ier Roy de Pologne Duc de Lorraine et de Bar allant tous les
ans voir sa fille la Reine à Versailles dinoit et couchoit à Lusancy à
son passage et à son retour. »37 |
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Nous avons d’autres informations qui
confirment l’existence de relations entre les personnages hauts en couleurs
de la Société royale et ceux de l’émigration hongroise en Lorraine. Notons
ici les deux secrétaires de Stanislas, Pierre Joseph de La Pimpie, chevalier
de Solignac et Jean-Pierre Tercier, qui avaient partagé le sort des
partisans du roi de Pologne après la chute de Dantzig et participèrent
activement à la vie académique et intellectuelle lorraine. Hormis le réseau
académique, ces personnages, surtout le premier commis Tercier,
étaient initiés à la diplomatie secrète de Louis XV, le fameux Secret du
Roi, qui préparait des projets à contre-courant de la diplomatie
officielle française en Europe centrale et orientale.38 Les Tott père et fils, diplomates, y étaient employés
activement et nous pouvons présumer que les Berchény en firent parties.
Il faut encore souligner un troisième réseau qui constituait un creuset
pour l’élite cosmopolite autour de la cour de Stanislas: les loges
maçonniques, auxquelles l’élite hongroise adhérait massivement.39 |
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Ladislas Berchény avait déjà reçu une
formation soignée au sein de la Compagnie Nobiliaire, la garde du corps du
prince Rakôczi qui était une unité élite de l‘armée hongroise durant la
guerre d’indépendance. Créée en 1707 par le prince, elle était composée
de cent jeunes cavaliers nobles hongrois. En dehors de la surveillance
permanente du prince, ils recevaient une éducation distinguée, ce
qui rapprochait cette unité des académies équestres de l’époque. Dans la
vie du jeune Lâszlô Berchény, le service dans la Compagnie Nobiliaire
fut un élément décisif. Le jeune Berchény commença également l’étude du
français en Hongrie, en tant que membre de la Compagnie Nobiliaire du
prince Rakôczi.40
Plus tard, comme propriétaire de régiment, il emprunta beaucoup à la
Compagnie Nobiliaire. Par exemple, l’uniforme du régiment Berchény était
une copie fidèle de celle que les gardes du corps du prince avaient
porté naguère. Il est intéressant de noter que Marie-Thérèse recourut
aussi à la même source, la Compagnie Nobiliaire de Ra-kôczi, lorsqu’elle
fonda la garde du corps nobiliaire hongroise à Vienne.41 |
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Même si nous ne trouvons pas beaucoup de
traces de la participation des Hongrois aux activités de l’Académie de
Stanislas, un ouvrage dédié au comte Ladislas Berchény parmi les
publications issues de cette société savante mérite bien notre attention.
Il s’agit d’un petit livre intitulé Le politique
vertueux. La candeur et la bonne foi sont plus nécessaires à l’Homme
d’Etat, que la ruse et la dissimulation,
publié à Nancy en 1762 chez l’imprimeur Jean-Baptiste Hyacinthe Leclerc.
L’auteur du livre s’appelait François-Hubert Aubert, et fut avocat de
la cour et des conseils de Stanislas à Lunéville. L’ouvrage porte sur
son frontispice un beau portrait en buste du maréchal Berchény, en habit
militaire et décoré du cordon bleu, réalisé très probablement par le
graveur Dominique Collin.42 Ce qui est surprenant dans l’organisation du texte du livre
réside dans la grandeur et la richesse de la dédicace. Elle comprend
soixante-six pages et contient une biographie très détaillée du comte de
Berchény. Malgré les inexactitudes orthographiques concernant les noms
propres hongrois, l’auteur devait avoir des renseignements très précis
sur l’histoire hongroise et sur la famille du comte. Son père, Nicolas
Berchény, ancien général de l’armée du prince Râ-kôczi, y est également bien
présenté ainsi que beaucoup de détails de l’histoire de la fin du XVIIe siècle, comme
l’histoire du tribunal d’Eperjes qui provoqua beaucoup de mécontentement
en Hongrie. Néanmoins, la jeunesse du comte au cours de la guerre
d’indépendance hongroise est complètement passée sous silence, et ce
peut-être à cause des tentatives de retour du comte en Hongrie vers la
fin de sa vie. Son service militaire en France y est décrit avec ses hauts
faits et ses actions d’éclats durant les guerres de succession de
Pologne et d’Autriche et de la guerre de Sept Ans. Les mariages et les
enfants du comte y sont également bien représentés. L’éloge du comte se
termine par un véritable hymne à ses vertus, comparées aux héros
classiques et modernes: « M. le Maréchal de Bercheny, dit-on, dans
toutes les sociétés, est ami comme Ephestion l’étoit, époux comme Caton,
sage comme Socrate, pere comme Paul Emile, brave comme le vainqueur
d’Annibal, prudent & citoyen comme Fabius, homme de bien comme
Scipion Nasica, & vertueux comme Sully. »43 |
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Le comte Berchény imita les initiatives de
Stanislas et créa lui-même une bibliothèque riche, malheureusement dispersée
durant la révolution française mais dont le catalogue témoigne toujours d’un
vif intérêt culturel et littéraire de la noblesse hongroise exilée. Leur
production littéraire était tout à fait intéressante. Notons ici
l’importance des mémorialistes francophones hongrois qui, dans la lignée du
prince Râkôczi, nous laissèrent des témoignages extraordinaires. Si
l’on fait abstraction des Mémoires disparues du comte Berchény dont encore à la fin du
XVIIIe
siècle l’éditeur hongrois des Lettres de Turquie de Clément Mikes44 se servit utilement, nous avons trois mémoires plus ou
moins liés au milieu intellectuel et éclairé lorrain: ceux du comte Valentin
Esterhazy, fils adoptif du comte Berchény, ceux du baron de Tott, fils
d’un ancien diplomate au service des projets polonais du roi de France
et ceux plus controversés de Maurice-Auguste Benyovszky, neveu du
commandant de Bar-le-Duc. Le goût de la littérature s’infiltra même dans
les rangs des officiers de hussards moins connus. D’après une note des
archives militaires de Vincennes, le vétéran hongrois
Charles-Michel -Jean Szilâgyi d’Horogszeg, retiré à Mirecourt, au sud de
Nancy, commença à traduire, pour son amusement, les œuvres de Polybe en
hongrois !45 En cherchant un peu dans les familles hongroises
implantées en Lorraine, nous pouvons même trouver un poète en la
personne de Ladislas Lancelot Dessoffy, chanoine de Toul, qui se
distingua comme auteur d’oraisons funèbres de la cour de Vienne
durant son émigration.46 |
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La cour de Stanislas Leszczinsky à Lunéville
accueillait beaucoup d’hôtes illustres. Le philosophe Voltaire y séjournait
aussi à l‘époque où le comte Ladislas Berchény fut nommé gouverneur de
Commercy par le roi Stanislas (1748).47 Un foyer similaire qui abritait encore beaucoup de
Hongrois fut le château de Ber-chény à Luzancy. Le maréchal était un bon
maître qui laissa à son fils un domaine considérable. François Antoine
de Berchény continua l’œuvre de son père et son château fut célèbre
parmi les gentilhommières situées à proximité de Paris. Le marquis de
Bombelles le voyait ainsi durant son voyage à Luzancy en 1782: «
J’avais promis à mon ami le comte de Bercheny d’aller le voir à sa terre
de Lusancy [...] Cet homme intéressant n’a jamais eu un écart. Bon fils,
bon frère, bon mari, il n’est pas moins tendre père, il n’est pas moins
bon seigneur. Ses paysans l’adorent par son équité et sa sensible
humanité. Ses paysannes en raffolent par son soin pour ramener, pour
inventer autour de lui tous les plaisirs champêtres. »48 |
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Le château des Berchény à Lusancy avait également une belle
collection de peintures et une bibliothèque dont il ne nous reste que la
liste des ouvrages vendus aux enchères des 8 et 9 Floréal de l‘an III de la
République. Le montant de la vente des toiles s’éleva à deux mille
quatre cent cinquante et un francs. Le comte Berchény, selon le
témoignage du mémorialiste Ladislas Valentin Esterhazy, commença sa
formation à un âge avancé: « Le comte, depuis maréchal de Ber-cheny, était un
parfait honnête homme de l’ancien temps. Il avait commencé à s’instruire
à l’âge où les autres hommes oublient ce qu’ils ont appris. »49 |
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Le maréchal de Berchény, et plus tard ses enfants, réunirent une
collection remarquable de livres imprimés et de manuscrits. Une partie de
cette collection fut inventoriée lors de la confiscation des biens de la
maison de Berchény. La liste des ouvrages, dressée au moment de la
confiscation des biens du comte François Antoine Berchény, émigré en
Autriche, nous permet d’évaluer l’importance de la bibliothèque des
Berchény. La partie de cette bibliothèque qui survécut aux troubles de
la Révolution constitue encore, avec ses neuf cent quarante-deux
volumes, un ensemble magnifique même par rapport aux grandes bibliothèques
nobiliaires et parlementaires de l’époque.50 |
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Voici le tableau représentant la répartition thématique des livres51: |
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Catégorie |
Nombre |
Pourcentage |
Histoire |
406 |
43,10% |
Belles-lettres |
141 |
15,00% |
Sciences et arts |
201 |
21,30% |
Philosophie |
38 |
4,00% |
Religion |
21 |
2,20% |
Droit |
68 |
7,20% |
Autres |
68 |
7,20% |
Total |
943 |
100% |
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Nous pouvons donc constater que les ouvrages historiques et
scientifiques, surtout les manuels concernant l’art militaire, dominaient la
bibliothèque des Ber-chény. On y trouve aussi à côté des livres des auteurs
anciens, ceux des penseurs les plus connus des Lumières tels que Voltaire,
Rousseau et Montesquieu. Naturellement, les livres des membres éminents de
l’émigration hongroise figurent de même dans la collection des Berchény,
notamment le Testament politique et moral du prince Rakôczi, l’Histoire
des révolutions de Hongrie de l‘abbé Brenner, Le Partisan de Jeney ainsi
que les Mémoires sur les Turcs et les Tartares du baron de Tott. Par
ailleurs, nous avons une liste similaire de la bibliothèque,
ensuite vendue, du baron de Tott, qui témoigne également d’une forte
influence des idées des Lumières dont il fut lui-même aussi un
porte-parole dans ses Mémoires.52 |
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* * * |
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Au terme de cette présentation, il convient de rappeler que les
gentilshommes hongrois vivant dans les environs de Nancy et de la cour de
Stanislas pouvaient bénéficier du rayonnement de ces centres culturels,
scientifiques et artistiques. Liens locaux et étrangers semblent s’être
conjugués pour faire de Nancy une plaque tournante intellectuelle en
Lorraine et de l’Est de la France. Les Polonais, Allemands, Italiens et
Hongrois y contribuaient et, en même temps, bénéficiaient des influences
des différentes institutions nouvellement créées. Malgré les différentes
influences et les relations personnelles étroites, remarquons
néanmoins une différence entre le statut des officiers de hussards
hongrois et les savants des académies scientifiques et artistiques. En
effet, il s’agit de deux structures académiques différentes qui commençaient
à se consolider à cette période: les académies équestres et les académies des
sciences et des arts. Dans l’Encyclopédie de Diderot et de d’Alembert,
les membres sont distingués par deux termes différents: les académistes et
les académiciens. L’auteur de leur entrée commune explique ainsi cette
différence: « Ils sont l’un & l’autre membres d’une société
qui porte le nom d’Académie, & qui a pour objet des matieres qui
demandent de l’étude & de l’application. Mais les sciences & le bel
esprit font le partage de l’Académicien, & les exercices du corps
occupent l’Académiste. L’un travaille & compose des ouvrages pour
l’avancement & la perfection de la littérature: l’autre acquiert des
talens purement personnels. »53 Dans le cas de nombreux nobles hongrois
implantés à proximité de Nancy cette différence semblait s’effacer
grâce à l’influence des œuvres de Stanislas Leszczynski. |
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1 |
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Voir sur le sujet:
Jean-Claude Bonnefont (dir.): Stanislas et son Académie. Nancy
2003. https://doi.org/10.1515/9783110637649-007 |
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2 |
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Voir sur ce mariage dynastique: Renate
Zedinger: Hochzeit im Brennpunkt der Machte. Franz Stephan von
Lothringen und Erzherzogin Maria Theresia. Wien, Graz 1994. |
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3 |
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Jôzsef Zachar: Franciaorszâg magyar marsallja,
Bercsényi Lâszlô [Ladislas Bercsényi, maréchal de France hongrois]. Budapest
1987, p. 126. |
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4 |
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En cette qualité, le contingent polonais
participa à la bataille de Romhâny, le 22 janvier 1710. Grâce aux
travaux récents de Tamâs Olâh, nous connaissons les parties de ce
contingent polonais dont les régiments de garde du corps de Stanislas
Leszczynski faisaient partie intégrante. Tamâs Olâh: Zemplén vârmegye és
térsége hadi krônikâja 1710 elején [La région et l’histoire militaire du
comitat de Zemplén au début de 1710]. In: Istvân Czigâny, Katalin
Mâria Kincses (éd.): Az ujrakezdés esélye. Tanulmânyok a
Râkôczi-szabadsâgharc befejezésének 300. évfordulôja alkalmâbôl.
Budapest 2012, pp. 58-61. |
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5 |
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Voir sur ce sujet: Jôzsef Zachar: Idegen
hadakban [Dans des armées étrangères]. Budapest 1981. |
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6 |
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Orszâgos Széchényi Konyvtâr, Kézirattâr
(Bibliothèque Nationale Széchényi, section des manuscrits, dorénavant OSZKK),
série Quart. Gall. 39 Lettres du roy de Pologne et d’autres princes |
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7 |
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Malgré le fait qu’un régiment polonais, le
régiment Royal-Pologne, existait depuis 1653 en France, les soldats
polonais servaient volontiers dans les régiments de hussards ce qui
prouve la bonne relation entre les deux communautés émigrées. Cf. Lydia
Scher-Zembitska: Les Polonais au service de France de 1732 à 1832. Thèse de
doctorat sous la direction de M. A. Corvisier. Université Paris-Sorbonne
(Paris IV) 1993, pp. 305-309. |
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8 |
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Michel Antoine: Louis XV, Paris 1989, p. 157. |
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9 |
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Gyula Forster: Utôhang grôf Berchényi Lâszlô,
Franciaorszâg magyar marsallja torténetéhez [Contribution à l’histoire
du comte Ladislas Berchényi, maréchal de France hongrois]. Budapest 1929, pp.
8-9. |
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10 |
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OSZKK, série Quart. Gall. 39 Lettres du roy de
Pologne et d’autres princes fol. 6. |
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11 |
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Idem. Cité par le Général Raymond Boissau:
Ladislas Bercheny Magnat de Hongrie, Maréchal de France. Paris, Budapest,
Szeged 2006, p. 45. |
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12 |
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|
Sur Mikes, voir récemment: Kelemen Mikes:
Lettres de Turquie. Éd. sous la dir. de G. Tüs-kés, avant-propos d’A. Szerb,
traduites de hongrois et annotées par K. Kalô et T. Fouilleul, avec des
notes historiques de F. Tôth, éd. revue et préparée par M. Marty, Paris,
Honoré Champion, 2011 (Bibliothèque d’études de l’Europe Centrale, Série «
Littérature », 7). |
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13 |
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Jean Bérenger, Jean Meyer: La France dans le
monde au XVIIIe
siècle. Paris 1993, pp. 66-67. |
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14 |
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OSZKK, série Quart. Gall. 39 Lettres du roy de
Pologne et d’autres princes fol. 12. |
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15 |
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|
Gilles Veinstein: Les Tatars de Crimee et la
seconde election de Stanislas Leszczynski. In: Cahiers du monde russe et
sovietique 11 (1970), pp. 24-92. |
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16 |
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|
Lavender Cassels: The Struggle for the Ottoman
Empire 1717-1740. London 1966, p. 90. |
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17 |
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Voir sur la biographie de François de Tott:
Ferenc Tôth: Un diplomate militaire français en Europe orientale à la
fin de l’ancien régime. François de Tott (1733-1793). Istanbul 2011. |
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18 |
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|
Zachar (note 3), p. 126. |
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19 |
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Henri Lepage: Les offices des duchés de
Lorraine et de Bar et la Maison des ducs de Lorraine. In: Mémoires de la
Société d’archéologie lorraine, seconde série, XIe vol. (1869) pp. 370-373. |
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20 |
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|
Ferenc Tôth: Magyar vonatkozâsu dokumentumok a
d’Argenson csalâd levéltârâban I.[Do-cuments relatifs aux Hongrois dans les
archives de la famille d’Argenson I.] In: Hadtorténelmi Kozlemények 123
(2010), p. 907. |
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21 |
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|
Mémoires du duc de Luynes sur la Cour de Louis XV (1735-1758).
Tome XVI. Paris 1864, |
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p. 20. |
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22 |
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Cité par Anne Muratori-Philip: Marie
Leszczynska. Épouse de Louis XV. Paris 2010, p. 229. |
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23 |
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OSZKK, série Quart. Gall. 39 Lettres du roy de
Pologne et d’autres princes fol. 139. |
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24 |
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Information cordialement fournie par M. A.
Bouteveille. |
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25 |
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Mémoires du comte Valentin Esterhazy. Paris
1905, pp. 8-9. |
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26 |
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|
Ibid., pp. 16-28. |
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27 |
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Pierre Boyé: La Cour Polonaise de Lunéville
(1737-1766). Nancy, Paris, Strasbourg 1926, pp. 143-144. Cf. Notice
biographique et généalogique sur M. le baron de Jankovitz de
Jezenice (Extrait de la Biographie des membres de la Chambre des
députés, par M. de Lansac). Paris 1847; Jozsef Pozsonyi: The History of
the Jankovich de Jeszenice Family. Debrecen 2014, p. 28-30. |
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28 |
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Stéphane Gaber: L’entourage polonais de
Stanislas Leszczynski à Lunéville 1737-1766. Thèse de doctorat,
Université de Nancy 1972, p. 67. |
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29 |
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Voici un extrait de la lettre de donation de
Stanislas Jankovich de Jeszenicze: « En déposant au Musée National de Pesth,
des Lettres autographes de plusieurs souverains et princesses restées entre
les mains de mon Pere, par suite de l’auguste confiance qu’avait en lui
Sa Majesté Stanislas premier Roi de Pologne; Je crois offrir à
l’illustre Patrie de mes ancêtres, le plus noble hommage qui soit en mon
pouvoir. Privé d’un fils unique qui faisait mon bonheur, ma gloire, l’espoir
de voir notre nom honnorablement soutenu par lui, je saisis ce moyen
de faire subsister en Hongrie quelques traces de notre existance d’un
siècle en France. » OSZKK, série Fol. Gall. 1 Lettre de Stanislas
Jankovich de Jeszenicze. |
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30 |
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Cité par St. Gaber (note 28), p. 135. |
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31 |
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Il nous raconte ainsi, dans ses mémoires, le
début de son séjour en France: « Le 8 d’août, j’arrivai en Champagne, où
était alors le ministre, qui me reçut avec distinction et cordialité,
et qui me proposa d’entrer au service de son maître, avec l’offre d’un
régiment d’infanterie; ce que j’acceptai, à condition qu’il plairoit à
Sa Majesté de m’employer à former des établissements au-delà du Cap. J’eus
aussi le bonheur de trouver en France mon oncle, le comte de Benyow,
commandant de la ville et du château de Bar, commandeur de l’ordre royal de
Saint-Lazare, et chevalier de Saint-Louis. Les secours de ce digne parent, et
la bienveillance de Sa Majesté, me mirent en état d’envoyer un exprès en
Hongrie, pour chercher mon épouse et mon fils. » Voyages et mémoires de
Maurice-Auguste, comte de Benyowszky. Paris 1791, p. 209. Les documents
conservés aux Archives Nationales (S. O. M. Fonds Madagascar C5 A3 n° 74) et
aux |
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32 |
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|
Doyen Laurent Versini: Pourquoi Stanislas
a-t-il fondé une Académie ? In: Stanislas et son Académie (note 1), p.
32. |
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33 |
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|
Stanislaw Roszak: La correspondance de Jozef
AndrzejZaluski: du « Cercle des correspondants » à l’egodocument dans les
recherches sur la culture polonaise. In: François Cadilhon, Michel
Figeac, Caroline Le Mao (éd.): La Correspondance et la construction des
identités en Europe Centrale (1648-1848). Paris 2013, pp. 276-278. |
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34 |
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Pierre Boyé: Le petit fonds Zaluski de la
bibliothèque publique à Nancy. In: Bulletin de la Société d’archéologie
lorraine (1920), pp. 112-119. Cf. Stéphane Gaber: Le fonds Zaluski de
la bibliothèque publique de Nancy. In: Annales de l’Est (1975), pp.
157-165. |
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35 |
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|
Stéphane Gaber: Un bibliophile polonais à la
cour de Stanislas: Joseph-André Zaluski. In: Le Pays lorrain (1974), pp.
65-82. |
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36 |
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Egy erdélyi grof a felvilâgosult Europâban
(Teleki Jozsef utazâsai 1759-1761) [Un comte transylvain dans l’Europe
éclairée (Les voyages de Joseph Teleki 1759-1761)]. Éd. par
Gâbor Tolnai. Budapest 1987, pp. 219-224. Cf. Gabriel Tolnai: La Cour de
Louis XV. Journal de voyage du comte Joseph Teleki. Paris 1941. |
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37 |
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Cité par Alix Bouteveille: Luzancy. Un château
au fil du temps, Histoire, énigmes et controverses, seigneurs et châtelains.
Coulommiers s. d., p. 51. |
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38 |
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Voir sur ce sujet: Jean-Fred Warlin: J.-P.
Tercier: l’éminence grise de Louis XV. Un conseiller de l’ombre au Siècle des
lumières. Paris 2014. |
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39 |
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Ferenc Tôth: Ascension sociale et identité
nationale. Intégration de l’immigration hongroise dans la société française
au cours du XVIIIe siècle (1692-1815). Budapest 2000, pp. 152-154. |
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40 |
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|
Zachar (note 3), pp. 49-60. |
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41 |
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De façon assez paradoxale, tandis que les
gentilshommes hongrois de Vienne devenaient les propagateurs zélés des
idées des Lumières (Gyorgy Bessenyei, Âbrahâm Barcsay etc.),
leurs compatriotes émigrés en France prenaient une position plutôt
conservatrice et ils restèrent les défenseurs fidèles de la Monarchie
sous l’Ancien Régime et pendant la Révolution. Voir sur la garde
nobiliaire hongroise: Aladar Ballagi: A magyar kiralyi testorség torténete
[Histoire de la garde du corps royale hongroise]. Pest 1872. |
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42 |
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M. Beaupré: Deuxième supplément à la notice
sur Dominique Collin et Yves-Dominique Collin. In: Mémoires de la
Société d’archéologie lorraine. Nancy 1866, p. 164. |
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43 |
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|
François-Hubert Aubert: Le politique vertueux.
La candeur et la bonne foi sont plus nécessaires à l’Homme d’Etat, que la
ruse et la dissimulation. Nancy 1762, pp. LXV-LXI. |
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44 |
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Voir sur cet ouvrage sa récente édition
critique francophone: Mikes (note 12). |
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45 |
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Raimond Boissau: Dictionnaire des officiers de
hussards de l’Ancien Régime. Des origines à Valmy (1693-1792). Paris
2015, p. 186. |
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46 |
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|
Tôth (note 42), pp. 229-230. |
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47 |
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Voir à ce sujet: Gaston Maugras: La Cour de
Lunéville au XVIIIe siècle. Paris 1925, p. 165. |
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48 |
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Journal du marquis de Bombelles. Tome I. Éd.
par Frans Durif, Jean Grassion. Genève 1978, |
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|
p. 120. |
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49 |
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Mémoires du comte Esterhazy (note 25), p. 12. |
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50 |
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Michel Marion: Les bibliothèques privées à
Paris au milieu du XVIIIe siècle. Paris 1978, pp. 176-184. |
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51 |
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D’après Forster (note 9), pp. 91-115. |
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52 |
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Ferenc Toth: Ex libris baron de Tott.
Portyâzâs egy XVIII. szâzadi magyar szârmazâsu francia huszârtiszt
konyvtârâban [Ex libris baron de Tott. Voyage dans la bibliothèque d’un
officier de hussards français d’origine hongroise au XVIIIe siècle]. In:
Hadtorténelmi Kozlemények 119 (2006), pp. 389-414. |
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Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et
des métiers par une Société de gens de lettres; mis en ordre et publié
par M. Diderot, et quant à la partie mathématique, par M. d’Alembert.
Tome I. Genève 1777, p. 222. |
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